Extraits d'un roman que j'ai publié il y a une douzaine d'années
"– Par amitié pour lui ! Je voulais que les clichés soient en lieu sûr. C’est à cause d’elle que je dois partir. À cause de Marie. Elle a épousé mon meilleur ami, Henri de Régnier ! Il m’a trahi ! Nous devions faire notre demande ensemble ! Alors que j’étais en voyage, il a payé les dettes de jeu du père, le vieux Heredia. Elle a été vendue ! Mais il y a une justice. Elle s’est toujours refusée à lui. Le mariage n’est pas encore consommé, et c’est moi qui ai baisé et enculé Marie !
– De quoi vous plaignez-vous ?
– Je voulais l’épouser ! Mais elle est enceinte. Vous comprenez ? Le cocu ne voudra jamais croire à une conception miraculeuse. Il faut absolument que le mariage soit consommé maintenant ! Le cocu ferait un scandale, et jusqu’à présent nous avons sauvé les apparences..."
"– Ah, c’est l’aveu ! Épanche-toi, je te comprendrai. Moi aussi on me délaisse...
– Mais tu es mariée !
– Si peu. Le mariage ne protège personne contre les peines de cœur. Je délaisse mon époux pour un homme qui à son tour me fuit... Qu’ils aillent au diable tous les deux !
– Tu es bien amère.
– Une vague de temps en temps. Mais je sais aussi me consoler.
– Conseille-moi...
– Je ne sais rien de ton homme. Mais, dis-moi, il aime les jeunesses ton satyre. Quel âge a-t-il ?
– Trente-neuf ans, mentit Lucie.
– Quinze ans d’écart ! C’est peut-être mieux pour apprendre. Mais pour les prochains tu devrais en essayer de plus jeunes. Sauf si tu te maries. Vingt ans d’écart, c’est bien pour un mari. Il te laissera vite tranquille ! Et tu pourras prendre un amant.
– Mais je ne veux pas qu’il me laisse tranquille !
– Bien sûr, c’est le début, la passion, le feu... Depuis quand dure votre liaison ?
– C’est le cadeau que je me suis fait pour mon anniversaire. Le jour de mes vingt-quatre ans.
– Novembre ! Mon Dieu ! Et moi qui jouais les femmes d’expérience ! Tu as failli me coiffer. À quelques jours près, tu perdais ta fleur avant moi. Quel automne !
– Mais tu es mariée depuis...
– Deux ans en octobre. C’est pour ce triste anniversaire que j’ai offert des cornes, que dis-je, des bois, à mon cher mari, qui ne l’était que de droit, et non de fait !
– Il préfère les hommes ?
– Ah non, dit Marie en s’esclaffant, c’est moi ! Moi, je préfère les hommes !
Égayée, Lucie répliqua :
– Tu... préfères ?
– J’espère que nos mères n’écoutent pas aux portes.
– C’est peut-être nous qui serions bien avisées de le faire. Mais tu as raison, restons dans la décence.
Un silence s’installa, bientôt rompu par Marie :
– Nous pourrions parler... de la guerre de Cuba, comme mon père.
– Et pourquoi pas du procès Zola, répondit Lucie ?
– Ah non, coupa Marie, ce n’est pas drôle !
– Oui mais c’est lui mon rival, la cause de ma solitude.
– S’il ne t’a pas délaissée pour une autre, il reviendra ! Le vieux Zola n’a pas tes charmes.
– Je crois que j’ai été maladroite. Je l’ai menacé par avance de le tromper.
– Cela dépend des hommes... Il est écrivain ?
– Oui, pourquoi ?
– Ah, ce sont les pires !
– Vraiment ?
– Oui, petite dévergondée. J’ai malgré tout connu plus d’hommes que toi pendant les quelques mois de notre vie amoureuse. J’ai rattrapé les années perdues !
– Mais pourquoi les écrivains ?
– Je l’ignore, mais c’est un fait établi et vérifié par la méthode expérimentale. Les écrivains sont des cochons ! Par conséquent il se peut que... Tu ne me diras pas son nom ?
– Alexandre.
– Il se pourrait, dis-je, qu’Alexandre par vice te pousse à le tromper. Ce serait la vraie raison de son apparente indifférence.
– Mais pourquoi ?
– Ça l’excite bien sûr, ce vieux cochon. Il t’a eue vierge et ça, aucun autre ne pourra le lui prendre. Il veut te modeler à son goût, faire de l’honnête jeune fille une dépravée. Rien ne plaît tant à ces hommes que de nous écarteler, au physique comme au moral.
– Tu vas bien vite pour parler de quelqu’un que tu n’as jamais vu.
– Tout artiste, tout écrivain rêve d’être un Pygmalion. Il veut donner vie aux obsessions de son esprit malade. Je ne connais pas ton Alexandre, mais je connais mon Pierre. À la ville c’est un jeune homme très poli, très cultivé, dont toutes ces dames voudraient faire leur gendre. Bien sûr, il a écrit des romans un peu lestes, mais de nos jours les mères sont tolérantes envers les personnes célèbres. Surtout la mienne. Seulement voilà, le charmant célibataire écrit aussi pour ses tiroirs, et pour quelques amis, des petites pièces merveilleusement dégoûtantes qui font de ses romans des missels.
– Tu parles de Pierre... Louis ? bredouilla Lucie incrédule.
– Oui.
– Pierre Louis est ton amant ?
– Oui.
– C’est passionnant, continue !
– C’est mon père qui a décidé le mariage avec l’autre ! Mais moi je n’ai pas renoncé à mon choix. Il a fallu deux ans pour le convaincre de cocufier son meilleur ami. Mais j’ai découvert que tous ces scrupules masquaient un esprit très pervers. Il a voulu me photographier nue, et plus encore... je ne devrais pas...
– Si, si !
– Il m’a fait coucher avec sa maîtresse arabe et il nous a encore photographiées dans des situations...
– Tu as couché avec une femme ?
– Je ne dis pas que cela m’a déplu, mais je préfère les hommes. C’est d’être photographiée qui donnait son piquant à la situation.
– Mais c’est terriblement compromettant.
– J’étais folle d’amour. Depuis le départ de Pierre, je ne sais pas où sont les clichés. Je ne crois pas qu’il aurait osé les montrer... Mais il m’a tellement déçue...
– Pourquoi ?
– Au point où j’en suis, je peux te l’avouer. Je suis enceinte.
– Oh !
– Et mon mari qui me touchait à peine ne veut plus du tout. Il ne faudrait pas que cela nuise à l’enfant, dit-il. Comme cochon, il ne vaut pas Pierre. C’est à se demander s’il écrit lui-même ses vers. Il a peut-être un nègre.
– Le nègre, c’est Pierre !
– Oui ! très bonne idée. Pierre Louis écrit pour Henri de Régnier et baise sa femme au passage, voilà qui ferait un roman très amusant, concéda Marie.
– Tu prends la chose avec humour.
– Il le faut bien. Mais tu ne sais pas le pire. En apprenant la nouvelle, Pierre s’est affolé et s’est enfui chez son grand frère, au Caire. J’étais si heureuse, moi, de porter son enfant. Les hommes sont des lâches. Pas un pour racheter l’autre ! Sois prudente Lucie, tu n’as pas de mari pour couver l’œuf d’un autre !
– Alexandre en est bien conscient.
– Pierre et moi aussi. J’aurais dû plus souvent me faire enculer. Ça n’enlève rien au plaisir, et quelle sérénité, quelle sécurité !
– Ah, toi aussi tu...
Lucie s’interrompit, sentant qu’elle était tombée dans un piège.
– Oui ma petite, tu ne crois pas que j’allais te raconter toute ma vie sans obtenir la moindre confidence en retour !
– C’est bien joué.
– Alors, tu aimes ça ?
– Oh oui, c’est tellement fort ! Comme un rayon de soleil qui entrerait dans mon cul...
– Ah, que c’est joliment dit. J’oubliais que tu es poète. Ça fait du bien d’en parler non ? Comme d’avouer qu’on écrit des poèmes en cachette, et s’apercevoir qu’on n’est pas la seule.
– Serions-nous si nombreuses ?
– Pour en avoir le cœur net, parle à tes amies.
– Mais tu ne tiens pas tes promesses. Où sont les expériences prouvant que les écrivains sont des cochons ? Si j’écarte ton mari, il ne reste que Pierre Louis. C’est peu.
– In cauda venenum... C’est vrai, au fond tu as raison. Mariée et toujours pucelle à vingt-trois ans passés, je méritais ce coup d’épingle. Je me suis bien rattrapée depuis. Quelle curieuse expression, s’il y avait du venin dans la queue, nous serions toutes mortes !
– D’une petite mort ! osa Lucie."